Une fin d'après-midi à
Virecourt
C'est ici, aux confins de la
Vienne et des Deux-Sèvres, qu'Autour de Lucie a
décidé de préparer sa prochaine tournée.
L'ambiance est studieuse, les chansons sont
nouvelles, complexes et le premier concert est
dans trois jours, le groupe sait qu'il doit
travailler
En ce moment c'est Je
reviens qui est en
filage
Valérie place sa voix, Fabrice
règle le vocodeur, Jean-Pierre court d'un bout
à l'autre de la scène pour atteindre ses
pédales d'effets et Sébastien cherche du
chatterton pour accrocher son triangle
Valérie n'est pas satisfaite, "On la
refait, d'accord ?"
Ils la referont,
trois fois, quatre fois, cinq fois
la
recherche de l'accord parfait
JP, un peu
inquiet, demande : "On est bien mercredi
aujourd'hui ? Il nous reste bien trois jours
?" Pendant une pause,
Valérie a mis son manteau et son écharpe et a
gentiment accepté de répondre à quelques
questions en toute simplicité, dans les
champs
Comment
s'est passé le choix de Ian Caple pour produire
cet album ?
On
avait assez abouti nos maquettes pour prendre
quelqu'un qui fasse sonner le tout. On a regardé
sur plusieurs pochettes de disques, comme tout le
monde fait, quels étaient ceux qui, à notre
avis, sonnaient le mieux. Dans les disques
français il y avait celui d'Alain Bashung et
dans les autres il y avait le disque de Tricky.
Ensuite on a regardé ce que Ian avait fait et
c'est vrai qu'il était vraiment à
l'intersection entre musique électronique et
instruments plus classiques. Par exemple, sur le
Bashung, à mon avis, il a été amené à faire
des mélanges entre l'acoustique et
l'électronique. Donc on avait envie de
travailler avec lui, pour ce côté
"mélange".
C'était
avant que l'album ait été enregistré ?
Non,
il nous manquait seulement 2 ou 3 chansons, on
avait les maquettes des autres et on lui a
envoyé. On l'a appelé pour venir mixer et il
nous a répondu qu'il ne voulait pas mixer mais
qu'il voulait tout faire, c'est-à-dire
enregistrer et mixer. On était ravis ! Les
maquettes étaient assez abouties mais il fallait
réenregistrer des guitares, des flûtes, des
vibraphones
Et en plus il fallait trouver
une osmose entre les instruments et les machines
et faire que cela vive. Parce que travailler avec
des machines cela peut vite devenir assez froid.
Je
qualifierai cet album de lent, avec des morceaux
assez longs et assez répétitifs. C'est assez
nouveau cette ambiance
Oui,
je crois qu'il y a eu un vrai désir de casser
les structures, ce côté finalement assez
scolaire qu'on avait quand on travaillait. J'ai
pas mal changé ma façon de faire des chansons.
J'ai fait des chansons qui étaient basées sur 2
ou 3 accords maximum
En
fait c'est surtout l'utilisation du sampler qui
nous a ouvert à d'autres méthodes de travail.
Par exemple un morceau comme Je reviens
où le texte se répète
Mais
c'est un morceau très classique, où il n'y a
pas de machines
Enfin
il y a des machines mais elles ne sont pas en
avant. On a essayé plusieurs fois d'arranger ce
morceau et c'est cet arrangement classique qui
lui allait le mieux. On n'allait pas non plus
mettre des machines pour mettre des machines. Ce
morceau ne se prêtait pas du tout à ça. Et
puis je trouvais ça intéressant de faire un
morceau avec un arrangement
"classique"
enfin pour moi il est
proche d'une musique de film
Donc
le fait de travailler avec des machines a
influencé même l'écriture de morceaux plus
classiques ?
C'est-à-dire
qu'on en a parlé avant, ce n'est pas au moment
où on s'est mis à travailler avec des machines
qu'on a changé, c'est en amont qu'on s'est rendu
compte qu'il fallait vraiment changer les
chansons si on voulait avoir la souplesse de
mettre des machines, de faire des arrangements
plus barrés, plus audacieux
Mais
vous avez voulu mettre des machines parce que
c'est à la mode où parce que ça fait partie de
ce que vous écoutez actuellement ?
Nous
on se fout complètement des modes, la preuve le
premier morceau du disque
On fait vraiment
ce que l'on a envie de faire et on avait envie
d'entendre des sons électroniques. Sur ce disque
là on s'est plus attaché aux sons jungle,
drum and bass et aux rythmiques hip-hop.
Il y a encore plein d'autres sons que l'on n'a
pas pu explorer, des sons house par
exemple, on a essayé, on a fait des versions
mais ce n'était pas encore assez abouti. Mais ce
n'est qu'une première étape
Je
trouve que le son de l'album est assez chaud,
presque organique
Oui,
parce que l'on mélangeait à chaque fois
Il n'y a aucun morceau où il n'y a que des
machines
sauf Sans commentaires,
mais bon c'est un morceau un peu
particulier
le texte est parlé
C'est
du rap !
Oui
enfin je ne sais pas
En fait non parce que
le rap c'est le débit du chanteur. Je dirais
plutôt que c'est plus une lecture sur du hip-hop
Le rap ce sont les Fabulous Troubadours, avec un
tambourin ils font du rap, parce que c'est dans
leur débit
Qu'est-ce
qui vous a donné envie de prendre cette nouvelle
direction ?
On
en avait marre de faire des arrangements assez
basiques en fait. Et puis surtout on n'avait
jamais eu le temps de s'y coller vraiment. Le
deuxième album a été fait assez vite, on a
fait beaucoup de concerts. Et puis au fur et à
mesure des concerts, je me sentais de plus en
plus en décalage avec ce que l'on faisait. En
fait tout le monde ressentait ça mais c'est
très difficile une fois que l'on est embarqué
dans un truc
tout remettre en question en
pleine tournée c'est impossible. Donc on a fini
la tournée et on a dit : on s'arrête pendant un
an et demi, on remet tout à plat, on s'achète
un sampler et du matériel et on s'installe
Moi j'avais quelques chansons de prêtes, j'avais
quelques textes
et à partir de ce moment
là on a samplé des choses, on a écouté
beaucoup de disques. En fait au lieu de jouer
avec des instruments on a joué avec des samples.
Des samples qu'on rejouait après ou qu'on
réarrangeait, mais la matière première ce
n'était plus les instruments, c'était les
samples.
Il
y a des samples sur l'album ?
silence
je ne peux pas en parler
rires
Quels
sont les disques que vous écoutiez pendant cette
période ?
Il
y avait plein de choses
Fabrice est allé
vers des musiques plus expérimentales
On
avait des disques au local, que le Village Vert
dépose là, des disques achetés dans des
brocantes par paquets de 20. Donc il y a de tout,
de la musique hawaïenne, de la musique
d'ascenseur, des reprises easy-listening des
chansons des années 70, des musiques de films,
de la musique classique, de la musique
expérimentale, on est allé dans toutes les
directions. Chacun avait sa préférence mais on
a mis tout en commun et à chaque fois qu'on
arrivait sur un morceau on avait en tête nos
sons et on essayait tel piano par exemple, si ça
marchait ou pas
En
fait il y a pleins de samples que l'on a
ralentis, déformés, mis à l'envers
Ce
qui fait que ça amène un univers très fort.
Cela nous a permis de nous éloigner de ce que
l'on faisait avant
Vous-vous
êtes donc éloigné d'une écriture pop
classique ?
Moi
je n'essaie pas d'écrire de la pop ! On m'a
toujours dit que je faisais de la pop mais moi
j'écris des chansons en fait. Alors après c'est
vrai qu'avec les arrangements et la voix douce et
très mélodique, c'est assez pop
Enfin
c'était parce que maintenant c'est plus ambiant,
même le chant
Ce
changement n'a pas été difficile à vivre ?
Ce
qui a été le plus dur c'était avant que je m'y
mette. Il a fallu que je laisse de coté tout ce
que je faisais avant, que je me remette en
question
Je me suis interdit certaines
choses par exemple, comme de mettre trop
d'accords. Je m'imposais 4 accords pendant 6
minutes. Alors quand c'est ainsi on est obligé
de faire des variantes avec la voix. Avant ce
n'était pas la voix qui faisait les variantes,
c'étaient les accords. En fait c'était surtout
un travail d'écrémage, on a enlevé beaucoup
avant de mettre !
Et
l'arrivée de Sébastien, le nouveau batteur ?
Quand
notre ancien batteur est parti, il a bien fallu
le remplacer ! Sébastien n'était pas forcément
meilleur qu'un autre mais il correspondait bien
à ce que l'on voulait faire. Il n'est pas ancré
dans un style mais au contraire très ouvert sur
toutes les musiques
On a d'abord fait des
concerts avec lui et au moment d'enregistrer le
disque, je lui ai dis : passe si tu en as envie,
essaye des choses
Et il s'est avéré que
cela c'est bien passé
Quel
est le dernier disque que tu ais acheté ?
Je
n'achète pas de disques c'est trop cher !
J'achète des bouquins !
Alors
quel est le dernier livre que tu ais acheté ?
C'est
un essai sur le changement
ça tombe bien !
C'est triste mais en musique je n'ai rien acheté
récemment
Peut-être parce que je suis
entourée de gens qui en achètent et donc je
n'en ai pas vraiment besoin. Mais le dernier sur
lequel je me suis ruée c'est celui de Tarwater,
celui là je l'ai beaucoup écouté et sinon il y
Permutations d'Amon Tobin que
j'écoute tout le temps
C'est ça que
j'écoute en fait, ce ne sont pas vraiment des
chansons, il s'agit plus d'ambiances
A
propos de littérature, ça vous fait quoi
d'être cité dans le dernier livre de Bret
Easton Ellis ?
En
fait moi je ne suis pas très cliente de Bret
Easton Ellis, j'avais commencé Moins que
zéro et ça m'avait complètement énervé
au bout de 3 pages et je n'ai jamais poussé plus
loin
Je n'ai pas lu le dernier mais on m'a
raconté : le personnage principal rentre dans
une boite de nuit (les Bains Douches à Paris) et
là il y a un groupe qui joue et c'est nous ! On
est en train de jouer une reprise des Who. C'est
complètement absurde car je ne vais jamais aux
Bains Douches, je n'ai jamais repris les Who et
je n'aime pas Bret Eeaston Ellis !
Il
y a une grosse promo autour de la sortie de ce
nouvel album, qui est d'ailleurs plutôt très
bien accueilli par la presse. Vous le vivez
comment ?
C'est
vrai que c'est assez nouveau pour nous, mais je
pense qu'avant la musique était peut-être moins
personnelle
On est content mais on ne s'en
gargarise pas
En tout cas il n'y a pas de
pression. J'espère simplement faire de bons
concerts et un quatrième meilleur album
Il
y aura un quatrième album ?
Je
n'en sais rien !
rires
Là on
vient de finir le troisième
on ne sait
pas
On verra, on a toujours fait comme ça
depuis le début : on ne dit rien et soit ça
marche soit ça ne marche pas. Si on a plus envie
de bosser ensemble, s'il y a trop de divergences
entre nous
on ne peut pas savoir comment on
sera dans 2 ans, 3 ans
Pour cet album il
s'est avéré vraiment qu'il y a eu une espèce
d'osmose, on avait tous envie de changer, on en
avait ras le bol, on avait tous envie d'entendre
autre chose. Et ensuite il s'est trouvé que l'on
avait tous des spécialités différentes : un
s'est plus dirigé vers les arrangements de
cordes, un autre plus vers les machines
Chacun a vraiment creusé dans ce qu'il avait
envie et donc nous nous sommes bien
retrouvés
A
propos du texte de la Chanson de
l'arbre, ce n'est pas toi qui l'as
écrit ?
Non
c'est Nicolas Falez de Superflu. Cette chanson
est particulière car pour toutes les autres
j'avais déjà le texte ou le texte et la
mélodie, mais pour celle là j'avais seulement
la musique, qui venait d'un sample en fait. Et je
n'arrivais pas à écrire de texte, parce que
justement j'avais eu la musique avant. Finalement
un texte et une mélodie c'est déjà une petite
musique en soit, et si j'ai d'abord la musique
ça court-circuite complètement mon imaginaire.
Ca m'énervait de ne pas être capable de mettre
des mots sur ma musique que je trouvais vraiment
bien mais qui avait déjà trop de sens pour moi.
Et un jour Nicolas m'envoie des textes, dont
celui là, et dès que je l'ai lu je me suis dit,
ce n'est pas possible c'est ça ! Il a donc fallu
réaménager et le texte et la musique pour que
ça colle
C'est un texte que j'aime
beaucoup, assez surréaliste
C'est
le seul texte que tu n'as pas écrit sur l'album
?
Non
il y a aussi Sans commentaire qui a été
co-écrit par Frédéric Monvoisin. Il a eu une
idée de faire une liste de
"sans"
On voulait faire une
espèce de description extrêmement large de la
société actuelle, donc ça va de "sans
matière grasse" à "sans papier",
ça ratisse très large
En lisant le
journal, tout les jours on voyait quelque chose
"sans", on se disait vraiment c'est
l'époque du "sans"
Et pourtant
tout va plus vite, tout va plus loin, mais on est
de plus en plus "sans" beaucoup de
choses vitales
Je me sens très proche de
ce texte
En fait dès qu'on a l'idée d'un
texte, on tire sur le fil et tout vient, c'est
vraiment très facile
Mais le truc c'est
d'avoir l'idée
Sur certaines chansons du
disque il y a vraiment des idées, pour d'autres
c'est plus une impression, un moment
Par
exemple pour Je suis un balancier j'avais
vu un petit personnage dans une vitrine et
l'idée est partie de là
Sur Corps
étrangers c'était plus le côté absurde
d'imaginer des gens juste avec leurs os
C'est
quelque chose qui revient souvent dans tes
textes, de belles apparences mais derrière, il
n'y a rien
Oui,
il y a un peu de ça
C'est une critique à
deux francs sur les gens qui se contentent de ce
qu'ils voient
On est entouré de gens qui se contentent de ce
qu'ils voient et pas du tout de ce qu'ils
ressentent
Par exemple vous rencontrez
quelqu'un et l'image qu'il vous envoie suffit à
beaucoup de gens
On ne cherche pas à
savoir ce que la personne ressent ou ce qu'elle
peut dire avec un silence, on se contente juste
de la voir là et puis on va pas chercher plus
loin
Et souvent il y a des personnes qui
sont physiquement présentes mais qui n'ont
jamais été autant absentes
Et
Le salon ?
Le
salon c'était un jour où j'étais énervée
!
rires
J'ai décidé de
mettre mon énervement en chanson. C'était un
texte sur la passivité
La
vie de couple ?
Oui,
la vie de couple, mais surtout sur le fait de se
faire bouffer par la télévision. Je ne parlais
pas seulement de la vie de couple, je parlais
aussi de tous ces gens qui se nourrissent
facilement de la télévision, qui ne sont pas
actifs et qui se laissent remplir par du rien,
ça m'énerve profondément
Cette
chanson est un peu différente des autres de
l'album
C'est un tube en puissance !
Ca
je n'en sais rien
Elle n'est pas sortie en
single car pour nous elle n'est pas du tout
représentative de l'album. Le salon, pour
moi, c'est un peu une chanson humoristique
J'avais envie d'être vraiment directe et de dire
ce que je ressentais sans mettre de formes
L'utilisation du mot "con", ça m'est
venu comme ça : "assis comme deux
cons", ça coulait de source
rires
alors je l'ai gardé ! En fait ce n'est pas du
tout ce que je vis car je n'ai pas l'impression
de vivre comme quelqu'un qui a baissé les bras,
mais c'est souvent ce que je vois autour de
moi
Ca m'arrive aussi de le ressentir, car
je ne suis pas tout le temps en train de me dire
"oh la la, ma vie est magnifique, j'ai fait
le bon choix"
parfois on a des doutes,
enfin même souvent
Mais j'en avais marre
de ne pas être critique dans les chansons
Trois
jours et 10 chansons plus tard (tout le nouvel
album sauf La condition pour aimer)
les quelques spectateurs qui ont assisté à ce
premier concert n'arrivent pas à y croire :
Autour de Lucie est enfin devenu un grand groupe
de scène
Le son est ample, Valérie n'a
jamais aussi bien chanté, les versions sont
proches du disque dans l'esprit mais avec des
variations parfois plus électroniques ou plus
bruitistes, avec une mention spéciale pour JP
qui se révèle un guitariste exceptionnel (qui
aurait dit qu'un jour on pourrait évoquer Sonic
Youth en parlant d'Autour de Lucie ?)
"On
ne peut pas tout avoir" chante Valérie sur La
contradiction
Gageons que
l'avenir lui donnera tord
Franck
S. a rencontré Valérie L. le 15/03/2000.
Photo portrait de
Valérie@www.autourdelucie.com
Autres
clichés réalisés en décembre 1997 / Confort
Moderne - Poitiers (c) 1997 - François Poupin
Matignon
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